Dans sa célèbre préface au roman "Pierre et Jean", Guy de Maupassant énonce une conception percutante de l'art romanesque : "le but du roman n'est pas de raconter une histoire, de nous amuser et de nous attendrir mais de nous forcer à penser à comprendre le sens profond et caché des évènements". Cette déclaration, loin d'être une simple introduction, constitue un véritable manifeste pour une nouvelle approche du roman, le positionnant non pas comme un simple divertissement, mais comme un outil d'exploration et de compréhension du réel. Elle invite le lecteur à dépasser la surface narrative pour plonger dans les mécanismes complexes de la vie humaine.
La préface de "Pierre et Jean" est un texte fondamental pour comprendre la vision de Maupassant sur le roman réaliste. Contrairement à certains de ses contemporains qui prônaient une reproduction quasi photographique de la réalité, Maupassant soutient que le rôle de l'écrivain ne se limite pas à une description objective. Il s'agit plutôt de sélectionner, d'organiser et de mettre en lumière certains aspects du réel pour en dégager une signification plus profonde.
Pour Maupassant, le romancier ne doit pas chercher à atteindre une vérité absolue et universelle, qui est par nature insaisissable. Chaque artiste possède sa propre vision du monde, façonnée par son tempérament, ses expériences et sa sensibilité. Le roman devient alors l'expression de cette vision personnelle, une interprétation subjective du réel présentée au lecteur.
Cette approche se démarque de certaines tendances naturalistes qui visaient une objectivité scientifique. Maupassant reconnaît la subjectivité inhérente à toute création artistique et l'embrasse comme une force.
Dans sa préface, Maupassant insiste sur l'importance pour le romancier de "savoir éliminer, parmi les menus évènements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble". Cette sélection est cruciale pour ne pas noyer le lecteur sous une masse de détails insignifiants et pour orienter son regard vers ce qui est essentiel à la compréhension du "sens profond et caché des évènements".
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La phrase "le but du roman n'est pas de nous amuser et de nous attendrir" souligne le refus de Maupassant de réduire la littérature à une simple source de plaisir éphémère ou d'émotion facile. Si le roman peut susciter l'amusement ou l'attendrissement, ce ne sont pas ses objectifs ultimes. Son véritable but est de provoquer une réaction intellectuelle chez le lecteur, de le pousser à réfléchir sur la condition humaine, les motivations des personnages, les forces sociales en jeu.
Cela ne signifie pas que le roman doit être aride ou dépourvu de qualité littéraire. Au contraire, l'art du romancier réside justement dans sa capacité à intégrer cette visée réflexive dans une œuvre captivante et bien construite.
"Pierre et Jean" est souvent considéré comme une illustration parfaite des principes énoncés dans la préface. Le roman, centré sur la rivalité entre deux frères suite à un héritage inattendu, explore avec finesse les tensions familiales, la jalousie, les secrets et les mensonges. L'intrigue, apparemment simple, sert de prétexte à une analyse psychologique et sociale poussée.
L'héritage laissé par M. Maréchal à Jean est l'élément déclencheur du drame. Ce n'est pas l'histoire de l'héritage en elle-même qui intéresse Maupassant, mais les réactions qu'il suscite chez les différents personnages, en particulier chez Pierre, l'aîné, qui se sent lésé et commence à douter de sa légitimité. L'héritage agit comme un révélateur des sentiments cachés et des dynamiques complexes au sein de la famille Rolland.
Maupassant excelle dans l'analyse psychologique de ses personnages. Il décrit avec précision les tourments intérieurs de Pierre, sa jalousie grandissante, ses soupçons, et sa quête douloureuse de la vérité sur ses origines. De même, il explore la réaction de Jean, d'abord insouciant, puis confronté à l'animosité de son frère et aux secrets de sa famille. Les personnages de M. et Mme Rolland ne sont pas en reste, leurs réactions révélant leurs propres failles et compromis.
"Pierre et Jean" met en évidence le contraste entre les apparences et la réalité. La famille Rolland semble au départ unie et heureuse, mais l'héritage fissure cette façade et révèle les tensions sous-jacentes. Maupassant montre comment les secrets et les non-dits peuvent empoisonner les relations humaines. Le roman force le lecteur à regarder au-delà des convenances sociales et à comprendre les motivations souvent complexes et égoïstes qui animent les individus.
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Au-delà de l'analyse psychologique, "Pierre et Jean" offre également une réflexion sur la société bourgeoise de l'époque. Le rôle de l'argent, les conventions sociales, les attentes familiales sont autant d'éléments qui influencent les actions et les décisions des personnages. Maupassant, en dépeignant avec réalisme le milieu dans lequel évolue la famille Rolland, invite le lecteur à s'interroger sur les valeurs et les hypocrisies de cette société.
Le style d'écriture de Maupassant, caractérisé par sa clarté, sa précision et son économie de moyens, est parfaitement adapté à son objectif de "forcer à penser". Il évite les longues descriptions inutiles ou les digressions pour se concentrer sur l'essentiel. Son écriture directe et incisive permet au lecteur de se concentrer sur les actions et les motivations des personnages, et d'en déduire le sens profond.
Maupassant, en tant qu'écrivain réaliste, accorde une grande importance à l'observation. Il observe attentivement les comportements humains, les dialogues, les gestes, et les retranscrit avec justesse dans son roman. C'est à travers cette observation minutieuse que le "sens profond et caché" des événements se révèle progressivement au lecteur.
Contrairement à certains romanciers qui multiplient les personnages et les intrigues secondaires, Maupassant privilégie l'économie narrative dans "Pierre et Jean". Le nombre de personnages est limité, et l'intrigue principale reste centrée sur la rivalité entre les deux frères et ses conséquences. Cette concentration permet à Maupassant d'approfondir son analyse et d'éviter de disperser l'attention du lecteur.
Pour mieux apprécier la position de Maupassant, il est utile de la comparer à d'autres conceptions du roman qui existaient à son époque ou qui l'ont précédé.
Le roman romantique met souvent l'accent sur l'émotion, la passion, le lyrisme et l'exploration des grands sentiments. Si ces éléments peuvent être présents dans l'œuvre de Maupassant, ils ne constituent pas l'objectif principal. Le romancier réaliste, selon Maupassant, cherche à comprendre et à expliquer les comportements humains plutôt qu'à simplement les célébrer ou les dépeindre avec exaltation.
Certains tenants du naturalisme, comme Émile Zola, aspiraient à appliquer les méthodes de la science à la littérature, considérant le roman comme une expérience scientifique visant à étudier les déterminismes sociaux et biologiques. Bien que Maupassant soit souvent associé au naturalisme, sa préface marque une certaine distance par rapport à cette approche strictement déterministe. Il met l'accent sur la vision personnelle de l'artiste et sur la complexité insaisissable du réel, des aspects qui peuvent entrer en tension avec une volonté de pure objectivité scientifique.
Maupassant s'oppose explicitement à l'idée que le roman n'aurait pour seul but que de "raconter une histoire" pour divertir le lecteur. Si l'intrigue est importante pour captiver l'attention, elle n'est qu'un moyen au service d'une fin plus élevée : la compréhension du sens caché des événements. Le roman doit susciter la réflexion, pas seulement le plaisir de l'évasion.
La conception du roman défendue par Maupassant dans la préface de "Pierre et Jean" conserve toute sa pertinence aujourd'hui. À une époque où le divertissement sous diverses formes est omniprésent, l'invitation à utiliser la littérature pour "forcer à penser" et comprendre le monde est plus importante que jamais. Le roman, loin d'être un simple passe-temps, peut être un puissant outil d'analyse, de critique et de prise de conscience.
La vision de Maupassant implique un lecteur actif, prêt à s'engager intellectuellement avec l'œuvre. Il ne s'agit pas de recevoir passivement une histoire, mais de participer à la construction du sens, d'interpréter les actions des personnages, de réfléchir aux thèmes abordés. Le roman devient un dialogue entre l'auteur et le lecteur, un espace de découverte et de compréhension mutuelle.
Face à la complexité croissante du monde contemporain, la capacité du roman à explorer les nuances, les contradictions et les zones d'ombre de l'existence humaine est inestimable. Le roman peut nous aider à mieux comprendre les motivations des autres, les dynamiques sociales, les enjeux éthiques, et à développer notre esprit critique.
Pour synthétiser les différentes approches du roman discutées, voici un tableau comparatif :
Conception du Roman | Objectif Principal | Relation à la Réalité | Rôle du Lecteur |
---|---|---|---|
Selon Maupassant ("Pierre et Jean" Préface) | Forcer à penser, comprendre le sens profond et caché des événements | Interprétation personnelle et sélective du réel | Actif, réflexif, participant à la construction du sens |
Roman Romantique | Susciter l'émotion, explorer les sentiments intenses | Idéalisation ou exploration subjective | Émotif, s'identifiant aux personnages |
Roman Naturaliste (dogmatique) | Observer et expliquer le réel de manière scientifique | Reproduction objective et déterministe | Observateur, analysant les déterminismes |
Roman de Pur Divertissement | Amuser, distraire, raconter une histoire captivante | Variable, peut être fantaisiste ou réaliste | Passif, cherchant l'évasion |
Ce tableau illustre comment la position de Maupassant se distingue d'autres approches, mettant l'accent sur la dimension intellectuelle et réflexive du roman.
Maupassant a écrit la préface, intitulée "Le Roman", pour exprimer sa vision de l'art romanesque, notamment en réponse aux critiques et aux attentes du public de son époque. Il souhaitait définir ce que devait être le roman selon lui et se démarquer de certaines conventions établies.
Bien que la préface accompagne "Pierre et Jean", Maupassant indique qu'elle traite du "roman en général". Cependant, le roman qui suit peut être vu comme une application concrète des principes qu'il y développe, notamment l'analyse psychologique et la mise en évidence du sens caché des événements.
La préface s'inscrit dans le contexte du mouvement réaliste et naturaliste de la fin du XIXe siècle. Maupassant partage avec ces mouvements le souci de dépeindre le réel, mais il nuance l'idée d'une objectivité absolue et met l'accent sur la vision personnelle de l'artiste et sur la nécessité de forcer le lecteur à penser.
Maupassant estime que le romancier y parvient en sélectionnant et en organisant les événements de manière significative, en analysant en profondeur les motivations des personnages, et en mettant en lumière les forces cachées qui influencent leurs vies. Le lecteur, confronté à cette présentation du réel, est invité à s'interroger et à chercher le sens au-delà de la surface.